L’école rurale, au seuil de l’éducation prioritaire

par Paula Pinto Gomes Logo La Croix
Crédits photo: Rodolph Kriennevalt

L’isolement géographique

16 h 15. Trois énormes bus blancs se garent presque au même moment devant le collège de Signy-le-Petit, commune des Ardennes située en Thiérache, à quelques kilomètres de l’Aisne et de la Belgique. À l’intérieur du bâtiment, les élèves sont dans les « starting-blocks », mais Nathalie Gouverneur, la principale, retient le mouvement. Elle attend un quatrième véhicule qui doit ramener des élèves partis assister à un spectacle à Charleville-Mézières, la ville de Rimbaud, à 40 km de là.

Le dernier bus à peine arrivé, les 320 élèves se précipitent dehors et s’engouffrent dans celui qui les amènera à bon port. À la question « Les trajets quotidiens en car sont-ils fatigants ? », ils répondent, presque surpris : « On a l’habitude » « Ma fille en a pour un quart d’heure matin et soir, ce n’est pas pire que les transports en ville, assure l’une des rares mamans venues chercher son enfant en voiture. Et puis ici, on a les oiseaux et la nature.

« Les trajets en car fatiguent les petits et découragent parfois les grands »
~ Xavier Coffart

Le cadre est en effet bucolique. De l’herbe vert tendre à perte de vue. Des champs en bocage, inondés d’un soleil de printemps. Et le calme. Ce décor apaisant a toutefois un prix. Certains élèves doivent parcourir près de 60 km par jour pour se rendre au collège. Et il faut en compter autant pour aller au lycée de Fourmies, dans le Nord, ou 30 km pour celui d’Hirson, dans l’Aisne, les deux établissements généraux les plus proches.

« L’isolement, c’est le grand problème de l’école rurale », observe Xavier Coffart, maire d’Aouste, commune située à quelques kilomètres de Signy. « Avec la fermeture des petites écoles, les enfants prennent le car dès le plus jeune âge. C’est fatigant pour les petits et cela décourage parfois les grands, sans compter les problèmes de sécurité sur la route », relève l’élu qui est aussi vice-président pour les Ardennes des maires ruraux de France.

Collège Signy-le-Petit-Liart
Crédits photo: Rodolph Kriennevalt/

Un contexte socio-économique fragile

Ici, comme dans les autres départements ruraux, la baisse de la démographie (– 3 700 élèves entre 2012 et 2018) a donné lieu à des regroupements scolaires, au grand dam de certains habitants. « Les élus et les parents sont très attachés au principe “un village, une école”, reconnaît Jean-Roger Ribaud, inspecteur de l’académie de Reims. Mais ces pôles créent une dynamique pédagogique qui favorise la réussite des élèves ».

À Signy-le-Petit, le premier degré est géré par la communauté de communes Ardennes-Thiérache afin de mutualiser les moyens. « Avec 900 élèves, on pèse davantage face au rectorat, fait valoir son président Miguel Leroy. Nous avons, par exemple, obtenu les petits-déjeuners à l’école et plusieurs dédoublements de CP et de CE1, des mesures initialement destinées à l’éducation prioritaire, détaille-t-il. La rectrice d’Académie a conscience que les conditions sociales se dégradent sur notre territoire, avec une paupérisation des populations. Notre communauté de communes est la 17e plus pauvre de France ».

« A signy, nous avons beaucoup de familles en difficultés »
~ Jean-Michel Skoczypiec

Situé en secteur « rural profond », Signy-le-Petit compte une dizaine de commerces autour de la grande place de la mairie et de l’église. Depuis 2015, la commune de 1 271 habitants dispose même d’une maison de santé, qui devrait acquérir le statut universitaire. Deux entreprises de produits sanitaires et d’accessoires pour personnes âgées emploient, par ailleurs, une soixantaine de personnes. « Mais nous avons aussi beaucoup de familles en difficultés », déplore le maire Jean-Michel Skoczypiec. Sur ces terres de désindustrialisation, le taux de chômage dépasse les 24 % et celui des sans diplômes les 50 %, selon l’Insee.

Le nord-ouest des Ardennes réunit tous les critères de l’éducation prioritaire, mais les territoires ruraux bénéficient rarement de cette politique de « différenciation » des moyens historiquement destinés aux zones urbaines (lire aussi : «L’éducation prioritaire n’est pas une baguette magique pour toutes les difficultés scolaires »). Les besoins sont pourtant réels dans ces départements où le décrochage scolaire est souvent plus élevé qu’ailleurs. La part des jeunes âgés de 16 à 25 ans sans diplômés atteint les 14,4 % dans les Ardennes, à peine moins que dans l’Aisne, territoire le plus touché avec 15,6 % d’élèves concernés.

Description de l'image

Pourtant, au collège multi-site Signy-le-Petit-Liart, situé depuis 2001 sur les deux communes distantes de 20 km, on ne verse pas dans le misérabilisme. Au contraire. On se réjouit de la progression des résultats au brevet des collèges : de 65 % en 2014, ils sont passés à 88 % en 2018, contre 90,23 % pour l’académie. « On est un petit collège avec un public très hétérogène qui va du pôle d’excellence à un public en difficultés, résume Nathalie Gouverneur. Nous avons un peu plus de 46 % d’élèves issus de milieux défavorisés ».

En face d'elle, Cathia Pierrot, inspectrice de l’éducation nationale, renchérit : « Nous avons tous les profils et c’est une richesse. Il n’y a pas de bloc qui tire vers le bas. Certains enfants ont moins accès à la culture mais l’école est là pour leur offrir ces ressources », ajoute-t-elle en rappelant le spectacle auquel les élèves de 4e sont allés ce jour-là.

► Quatre critères pour entrer en éducation prioritaire

Le taux de catégories socioprofessionnelles défavorisées
Le taux d’élèves boursiers
Le taux de redoublement en 6e
Le taux d’élèves d’une zone urbaine sensible

Crédits photo: Rodolph Kriennevalt

Un frein psychologique à la mobilité

Au-delà de l’isolement géographique et culturel, les zones rurales souffrent surtout d’un frein psychologique à la mobilité. « Les familles et les jeunes ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas et choisissent souvent une orientation par défaut pour rester dans leur environnement », note Cathia Pierrot. Au collège de Signy, 40 % des élèves demandent une orientation vers un lycée professionnel alors que certains auraient les résultats pour intégrer une filière générale, assure la principale.

«La mobilité, c’est le combat majeur en zone rurale, insiste aussi Miguel Leroy. Ici, tout le monde est très attaché à son territoire et il faut donner envie aux jeunes d’aller plus loin, d’avoir de l’ambition ». Pour motiver les élèves et les familles, le ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer a notamment décidé de relancer « une politique volontariste des internats », très peu fréquentés dans le département. « Nous avons 13 établissements utilisés à 61 % de leurs capacités, regrette Jean-Roger Ribaud. Notre défi n’est donc pas d’en construire de nouveaux, mais de rénover les existants pour en faire des leviers de réussite et pas seulement des lieux d’hébergement ».

« Il y une réflexion pour intégrer la ruralité dans l'éducation prioritaire »
~ Jean-Roger Ribaud

Mobilisé sur la question de l’école rurale, le département a signé une convention ruralité avec l’éducation nationale et un projet autour de la formation vient d'être validé par l'État dans le cadre du Pacte Ardennes. Le gouvernement semble, lui aussi, prendre le problème à bras-le-corps. « Nous voulons donner envie aux familles d'envoyer leurs enfants dans les écoles rurales », déclarait dès 2017 Jean-Michel Blanquer qui envisagerait aujourd'hui d’intégrer les zones rurales dans les réseaux d’éducation prioritaire, au même titre que les Dom Tom et les quartiers sensibles.

« La mission sur les politiques territoriales confiée à Ariane Azéma et Pierre Mathiot doit réfléchir au périmètre de l’éducation prioritaire et en particulier à la prise en compte du critère de ruralité lorsqu’il y a les mêmes indicateurs que dans les zones urbaines », confirme l’inspecteur d’académie.

Le collège de Signy-le-Petit pourrait ainsi bénéficier de ce dispositif d’accompagnement : « Nous avons les mêmes catégories sociales », glisse Nathalie Gouverneur, avant d’ajouter : « mais nous n’avons pas les mêmes problèmes de discipline ». Cathia Pierrot, elle, est plus circonspecte : « Lorsque nous avons des besoins nous sommes entendus par notre hiérarchie, assure-t-elle. Et puis rentrer dans un label n’est pas forcément un objectif. Ceux qui y sont cherchent souvent à en sortir. Les enseignants, eux, n’ont pas souhaité s’exprimer.

Épinglée par la Cour des Comptes pour son manque d’efficacité face aux inégalités, l’éducation prioritaire n’apparaît plus aujourd’hui comme la meilleure solution pour obtenir des moyens supplémentaires. Faire partie d’un réseau peut même être vécu comme « stigmatisant », disent certains interlocuteurs. Reste que le dispositif pourrait consolider les mesures prises « au coup par coup », selon Miguel Leroy. « Aujourd’hui, notre rectrice est très sensible à la paupérisation des territoires, mais qu’en sera-t-il demain avec quelqu’un d’autre ? » interroge-t-il. « Inscrire la ruralité dans l’éducation prioritaire permettrait de pérenniser les actions. Ce serait rassurant », conclut-il.

L’éducation prioritaire en quelques chiffres

► L’éducation prioritaire concerne 1,7 million d’élèves, soit 20 % des écoliers et 21 % des collégiens, dont 7 % sont réseaux d’éducation prioritaire renforcés (REP +) et 13 % en REP.
► 6 700 écoles et 1 097 collèges publics sont en réseaux prioritaires, dont 365 collèges en REP+.
► Neuf collèges sur dix en REP + accueillent plus de 60 % d’élèves d’origine sociale défavorisée.
► Les collégiens en REP + sont fragiles scolairement : près d’un sur cinq est en retard à l’entrée en sixième. Et seuls trois quarts d’entre eux réussissent au diplôme national du brevet (DNB) contre près de neuf élèves sur dix dans les collèges publics hors éducation prioritaire.

► POUR ALLER PLUS LOIN

► Entretien avec Marc Douaire, président de l’Observatoire de l’éducation prioritaire (OZEP). Marc Douaire : « L’éducation prioritaire n’est pas une baguette magique pour toutes les difficultés scolaires »
► Chronologie : L’éducation prioritaire en quelques dates