Denis Goldberg, mon combat auprès de Mandela
par Marie BoëtonOpposant de la première heure à l’apartheid, ce Sud-Africain blanc a été condamné à la prison à vie aux côtés de Mandela en 1964. Symbole de résistance dans son pays, il explique à « La Croix » comment il en est arrivé à faire primer ses idéaux sur sa propre vie. Rencontre avec un humaniste radical.
Denis Goldberg sait ses jours comptés. Atteint d’un cancer du poumon, l’octogénaire sent la mort s’approcher, mais il a le regard espiègle de celui qui lui a déjà joué bien des tours. Voilà d’ailleurs deux ans que les médecins lui donnent… six mois à vivre. Entre lui et la mort, c’est une longue histoire.
Leur premier face-à-face remonte à 1964, le 12 juin exactement. Ce jour-là, un soleil cru écrase Pretoria. Dans l’enceinte de la Haute Cour, l’air est devenu soudain irrespirable pour la dizaine de militants du Congrès national africain (ANC) attendant leur verdict. Jugés pour avoir tenté de renverser l’apartheid par des opérations de sabotage, les accusés risquent la peine capitale. Les journaux s’adonnent à de macabres pronostics : prison à vie ou pendaison ?
Ils sont plusieurs sur le banc des prévenus mais l’histoire n’en retiendra qu’un : Nelson Mandela. Quelques semaines plus tôt, l’accusé s’est livré à un procès en règle de l’apartheid, mettant sciemment sa vie dans la balance. Un vrai discours de chef d’État. À ses côtés : Denis Goldberg, un ingénieur de 31 ans, le seul Blanc de la bande. Le cadet aussi, que Mandela surnomme affectueusement « boy ».Quel est leur état d’esprit à l’heure du verdict ? « On était calmes, on avait le sentiment du devoir accompli, se remémore Goldberg. Il y avait beaucoup d’anxiété bien sûr, mais c’était une anxiété calme. »
« On s’attendait à être pendus. Survivre, c’était un miracle. »
Face au spectre de la potence, ils sont soudés. Seuls. Fiers. C’est en tout cas le souvenir qu’il en garde aujourd’hui : « Risquer sa vie aux côtés de Nel (c’est ainsi qu’il appelait Mandela), c’était un honneur. Lutter auprès d’un homme capable d’une telle ténacité et d’une telle humanité vous oblige à la dignité. Même face à la mort. » Ce sera finalement la perpétuité. « On a d’abord souri, puis on a crié de joie. » Et d’ajouter : « On s’attendait à être pendus. Survivre, c’était un miracle. » La mère de Denis, qui n’a pas bien entendu le verdict, crie à son fils en pleine salle d’audience : « Qu’a dit le juge ? » Sa réponse fuse : « La prison à vie. La vie ! C’est merveilleux ! »
Comment en vient-on à embrasser la cause anti-apartheid quand, en tant que Blanc, on a tant à perdre et si peu à gagner ? Voilà cinquante-cinq ans qu’on lui pose la question et cinquante-cinq ans que Goldberg répète ne se l’être jamais posée. En tout cas, jamais de façon aussi frontale et désincarnée. « La situation l’exigeait ! », lâche-t-il simplement.
On n’en saura donc pas plus ? Si, à condition de remonter loin dans l’enfance. « Je viens d’une famille juive originaire de Lituanie. Mes parents, qui étaient communistes, recevaient tout le monde : Blancs, Noirs, ouvriers, médecins, etc. On m’a toujours appris à respecter chacun pour ce qu’il est. » Il a sept ans lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate. On ne parle que de cela chez lui.
À chaque gamin ses héros. Les siens sont « les antifascistes italiens et les maquisards français » . Avec eux, il découvre « qu’on peut placer l’idéal de liberté au-dessus de sa propre vie ». Quelques lectures marxistes plus tard, son diplôme d’ingénieur en poche, Goldberg se rapproche de l’ANC « parce que, pour moi, on ne peut pas être libre si les autres ne le sont pas ». Il pense, comme Mandela le théorise en dialecticien génial, que « l’opprimé et l’oppresseur sont tous deux dépossédés de leur humanité ».
C’est aujourd’hui dans une maison avec vue imprenable sur la baie du Cap qu’il devise sur son passé de vétéran. Un passé datant d’un autre siècle, mais auquel tout ramène. Comme ces tableaux en pagaille autour de lui, dont il donne la clé : « Je ne supporte pas les murs vides, ça me rappelle trop ma cellule. »
Passé « le miracle » du verdict, lui restait en effet à purger une vie entière derrière les barreaux. Solidaire de ses camarades, Denis Goldberg demande à les suivre sur l’île de Robben Island. Refus des autorités, qui l’expédient dans une prison pour Blancs. Un sort à peine plus enviable l’attend. Car si ces établissements passent pour plus humains, lui est haï des geôliers blancs. « Mandela, on ne l’aime pas, mais il se bat pour son peuple, c’est logique ! Mais toi, t’es vraiment un traître ! », lui répètent-ils. Ils redoubleront de sadisme. Il tiendra. « La prison m’a appris à muscler ma force intérieure. »
Il ajoute : « J’ai découvert que, même à bout, on peut encore trouver en soi des ressources insoupçonnées. » Et rit aussi : « Bon, cinq ans de prison m’auraient suffi à le comprendre. Vingt-deux ans, franchement, ce n’était pas utile ! »
Son humour ne l’a jamais quitté. Même face au pire. Ses saillies grinçantes prenaient souvent de court Mandela. « Denis était très drôle, il nous faisait souvent rire quand nous n’aurions pas dû » , écrit-il dans ses mémoires. D’où lui vient donc ce rapport décalé et rieur au réel ? « C’est une défense face à l’absurde. En détention, l’humour c’est aussi une arme, une manière de ne jamais se montrer battu devant les gardiens. » Une arme illusoire qui n’empêchera pas ses geôliers de broyer le père et le mari en lui.
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En vingt-deux ans de prison, son épouse, Esmé, n’obtiendra que deux droits de visite. David et Hilary, 6 et 8 ans à l’arrestation de leur père, devront patienter huit ans avant un premier parloir avec lui. « À ma libération, je me suis demandé si Esmé allait me “reprendre”, sourit-il, feignant d’en avoir douté. Nous étions tous les deux plus grisonnants, plus enrobés… mais elle avait toujours le même sourire ! »
Plus épineuses sont les retrouvailles avec ses enfants, notamment avec sa fille, qui lui lance un jour : « Tu es un héros, certes, mais on n’est pas obligé d’aimer les héros. Quand on s’engage autant en politique, on ne fait pas d’enfants. » L’héroïsme, en coulisses, a parfois un goût amer.
C’est pourtant la même Hilary qui – partie vivre au sein d’un kibboutz – obtiendra, via de longues tractations entre Tel-Aviv et Pretoria, la libération de son père en 1985. Exfiltré vers Israël, où il critique vertement le sort fait aux Palestiniens, Goldberg part ensuite vivre à Londres avec les siens. Il n’a alors qu’un objectif en tête : faire libérer ses compagnons de lutte. Représentant de l’ANC au comité anti-apartheid de l’ONU, il fait le tour des capitales européennes en inlassable militant. La pression internationale aidant, Pretoria finit par libérer le « grand homme ».
11 février 1990, Mandela marche vers la liberté. Goldberg commente l’événement à la télévision britannique. Il voit, comme nous tous, Mandela arrêter la voiture qui l’achemine hors de la prison, en descendre et quitter les lieux à pied.
Un détail qui a son importance pour celui qui, vingt-cinq ans plus tôt, partageait avec lui le banc des accusés : « Juste après l’énoncé du verdict, le chef de la sûreté carcérale nous avait lancé : “Vous ne sortirez jamais vivants ! Vous partirez dans un cercueil, les pieds devant !” Et j’étais là, à Londres, regardant Mandela marcher vers la liberté… »
Les deux hommes se retrouvent quelques semaines plus tard en Suède. Ils cherchent leurs mots. Mandela les trouve en premier : « Ça fait un bail, boy ! » L’étreinte est longue, mais sans effusion. « Les hommes ne pleurent pas, vous savez !, s’amuse Goldberg. On se serre la main et on dit juste : “C’est bon de te revoir, camarade !” »
David Goldberg est le seul survivant, avec Andrew Mlangeni, du procès de 1964. L’octogénaire fait aujourd’hui figure de symbole dans son pays
L’histoire s’accélère ensuite : Mandela, devenu Nobel de la paix, prend la tête de l’Afrique du Sud lors de la présidentielle de 1994. Goldberg, qui s’était toujours refusé à voter sous l’apartheid, lui donne son suffrage. Le nouvel exécutif fait face à d’énormes défis économiques et sociaux ainsi qu’à de vives tensions communautaires. La Commission vérité et réconciliation se met en place. Objectif : affronter le passé sans obérer l’avenir. « Les Sud-Africains auraient voulu résoudre leurs problèmes en un claquement de doigts, c’est illusoire. Même en vingt-cinq ans » , soupire l’ancien militant.
Le père de la nation arc-en-ciel, icône planétaire mais non moins mortelle, voit sa santé décliner doucement, puis brutalement. Son épouse demande à Denis de venir à son chevet à l’été 2013. « Il m’a reconnu mais un tube l’alimentait, ce qui l’empêchait de parler. » Ils devront se contenter d’un échange de regards. Mandela décèdera quelques mois après. Goldberg sait, en quittant l’hôpital, qu’il ne le reverra plus. « Faire face ensemble à une possible exécution, ça crée des liens indestructibles. » Le « boy » n’en dira pas plus.
« La couleur de peau a longtemps été un obstacle à l’émancipation. Aujourd’hui, c’est la couleur de l’argent. »
Seul survivant, avec Andrew Mlangeni, du procès de 1964, l’octogénaire fait aujourd’hui figure de symbole dans son pays. Un statut qui ne lui sied guère. « Être un symbole, ça vous fige dans le passé. Moi je veux agir. » Ce volontarisme n’est pas du goût de son aide-soignante. D’un regard appuyé, elle rappelle aux visiteurs que la santé de son patient est vacillante.
Mais lui reste intarissable. Surtout pour évoquer sa fondation, House of Hope (« La maison de l’espoir »), qui propose des activités artistiques aux jeunes issus de divers milieux. Manière de lutter contre une ségrégation persistante. L’initiative séduit, les dons affluent. La plupart émanent, selon son fondateur qui s’en amuse, « soit de marxistes purs et durs, soit de croyants ! »
Et lui, où se situe-t-il ? Pas du côté de la foi. « La vie reste pour moi un mystère insoluble. Je crois que je m’y suis fait. J’espère vivre dans la mémoire de quelques-uns et si ce n’est pas le cas, je ne serai plus là pour m’en offusquer ! » Plutôt « marxiste pur et dur », alors ? Il hésite. Sans se dire communiste, il se retrouve dans une certaine lecture marxiste des rapports sociaux : « Il y a bien sûr des avancées en matière de santé ou d’éducation, mais les écarts de richesse continuent de miner nos sociétés. La couleur de peau a longtemps été un obstacle à l’émancipation. Aujourd’hui, c’est la couleur de l’argent. »
Denis Goldberg sur la terrasse de sa maison, avec vue sur Le Cap.
Prônant une « vraie démocratie sociale », il refuse d’opposer militants et croyants : « Leur point commun, c’est l’humanisme. Et c’est fondamental. » Il a d’ailleurs fait sien le concept d’« ubuntu » si cher à l’archevêque Desmond Tutu, « un mot d’origine bantoue qui signifie “exister au travers des autres, grâce aux autres”» , explique Goldberg. Pour cet homme de bonne volonté, lutter pour son prochain ou être à son service ne font qu’un.
Passé ces considérations, l’octogénaire se désole de ce corps qui lâche face à un esprit, lui, toujours alerte. Il râle contre son fauteuil roulant ou son respirateur artificiel, tout en concédant avoir connu des prisons pires. Surtout, rien de tout cela ne l’empêche d’intervenir, en vieux sage, dans le débat politique. Jouant la carte du vétéran, il s’est permis des mots très durs contre la corruption gangrenant l’ANC.
« Faire de la politique, c’est agir pour les gens. Pas tirer profit des avantages que confère le pouvoir ! » Pas simple d’éreinter l’organisation à laquelle on a voué sa vie, n’est-ce pas ? « Il n’est pas bon d’être partisan jusqu’à l’absurde. » C’est dit sans états d’âme.
Prendre le contre-pied des siens – en critiquant le pouvoir blanc sous l’apartheid ou, aujourd’hui, certains dirigeants de l’ANC – aura, au fond, été le point commun de toutes ses vies. Un esprit critique qu’il dit tenir de sa mère. « Enfant, quand je lui posais une question un peu complexe, elle me répondait : “Réfléchis d’abord et reviens me voir après.” Plus tard, j’ai compris que c’était une pirouette… Elle n’avait pas fait d’études et, souvent, elle n’avait pas la réponse ! Mais peu importe, ça développe l’esprit critique d’un gamin ! »
Denis Goldberg n’est pas avare de mots sur cette mère adulée. Tout comme il parle d’Esmé et de Hilary, toutes deux décédées il y a plusieurs années. « J’ai aimé et j’ai été aimé, que demander de plus ? » , lance ce grand-père qui échange quotidiennement avec son fils, basé à Londres, et ses trois petits-enfants. Cinquante-cinq après son procès, il répète, tel un mantra : « La vie, c’est merveilleux ! » Et ajoute : « Je prends tout. Tout plutôt qu’être pendu à 30 ans. » ♦
Denis Golberg en neuf dates
► 11 avril 1933 Naissance au Cap (Afrique du Sud)
► 11 juillet 1963 Arrestation à la ferme de Rivonia avec plusieurs leaders de l’ANC
► 12 juin 1964 Condamnation à la prison à perpétuité
► 28 février 1985 Libération de prison après des tractations entre Israël et Pretoria, installation à Londres
► 11 février 1990 Libération de Nelson Mandela
► Mars 1990 Retrouvailles de Denis Goldberg et Nelson Mandela
► 2002 Retour en Afrique du Sud
► 2010 Publication de son autobiographie The Mission. A Life for Freedom in South Africa
► 2015 Création de la fondation House of Hope