Ce quotidien venu de l’espace
par Audrey DufourDes révolutions dans nos poches
Flotter dans une combinaison digne d’ABBA en mangeant un poulet rôti en poudre, voilà l’image qu’on peut se faire des innovations spatiales. Mais la vraie révolution est dans nos poches, et nos oreilles : « Dans 300 mètres, tournez à droite », nous dit la voix du GPS, si irritante, est pourtant si pratique. Et sans les satellites américains – et bientôt européens avec Galileo – qui la gouvernent, beaucoup s’égareraient en chemin.
« Pouvoir regarder la Terre de tout en haut, disposer de transmissions, de géolocalisation, des prévisions météo… bouleverse déjà notre vie », détaille Michel Faup, responsable de la prospective et de l’innovation au Cnes, le centre spatial français. Avant des gadgets dignes du couteau à toaster du « Guide du voyageur galactique », la conquête spatiale a permis à l’humanité de prendre de la hauteur. Figurativement et concrètement, avec des inventions qui couvrent le globe.
« La renommée des innovations est parfois démesurée par rapport au nombre de personnes concernées »
~ Jérôme Lamy
Pour Jérôme Lamy, sociologue des sciences à l’université de Toulouse II, ce sont même les rares innovations dignes d’intérêt pour le grand public. « Les combinaisons ignifugées des pompiers sont un résultat remarquable (1), mais vous n’en avez pas tous les jours l’utilité, contrairement à un smartphone, tempère le sociologue. La renommée des innovations est parfois démesurée par rapport au nombre de personnes concernées. » Elle peut même s’avérer injustifiée. « Les gens nous attribuent la paternité du téflon ou du velcro, alors que pas du tout, clarifie l’agence spatiale américaine. À l’inverse, nous ne tirons aucun crédit de certaines choses que nous avons créées. » Pour remédier à cette injustice, la Nasa publie depuis 1976 la revue Spinoff qui vante ses débouchés commerciaux. Le prochain numéro doit paraître en mars.
(1) Elles ont été améliorées dans les années 1970 à partir des travaux de la Nasa pour les programmes Apollo et Skylab.
Un séjour au ski ou sur la Lune
Quelles sont donc ces découvertes géniales que l’on doit à la Nasa ? Dans le « Hall of Fame » du transfert de technologies, on retrouve les textiles résistants aux flammes, les filtres colorimétriques et la stabilisation vidéo, les couvertures de survie, les systèmes de refroidissement, les engrais et la culture de microalgues, et bien d’autres encore. Plus de 2 000 nouveaux produits et services issus de la recherche spatiale ont été commercialisés en quarante ans.
Prenons l’exemple de vos dernières vacances à la neige. Les textiles techniques des vêtements ne viennent pas directement d’un centre de la Nasa, mais ils ont bénéficié des avancées pour réguler la température des astronautes. La technologie pour mieux voir les couleurs de votre masque de ski high-tech ? Imaginée d’abord pour les images satellites. Les attaches en accordéon des chaussures de ski ? Les joints rigides des combinaisons lors des sorties dans l’espace. La nuit, vous avez dormi comme un bébé sur un confortable oreiller à mémoire de forme ? Une technologie que l’on doit à Charles Yost, ingénieur aéronautique employé en 1966 par la Nasa pour rendre les assises plus confortables face aux vibrations. Et si vous avez plongé dans un bon bain chaud après le ski, sachez que l’eau a sûrement été filtrée par un système grand comme un paquet de cigarettes et hérité du programme Apollo.
La miniaturisation est d’ailleurs emblématique des progrès dus au spatial. Souvent, les technologies existaient déjà avant d’être embarquées à bord d’une navette. Mais les contraintes de volume et de poids ont forcé les ingénieurs à voir plus petit, tout en restant très efficace.
Distinguer les inventions « 100 % spatiales », les « simples » améliorations et les idées qui émergent de l’air du temps n’est pas aisé. La course aux étoiles de la Guerre froide s’inscrivait dans un mouvement général de grandes découvertes. « Pour les missions Apollo, il a fallu développer des batteries sans fil pour faciliter la mobilité des astronautes, raconte Michel Faup. Mais même sans ce programme, cette technologie aurait certainement fini par voir le jour. » Aujourd’hui, la Silicon Valley, irriguée par l’argent de la Nasa, conçoit indifféremment des technologies pour une fusée ou une brosse à dents électrique.
Prenons les ampoules à LED, qui ont colonisé l’espace comme votre salon. Pratiques pour rythmer la vie des astronautes qui assistent à 16 levers et couchers de soleil en 24 heures, elles sont aussi expérimentées depuis les années 1990 pour faire pousser des plantes. Un succès concrétisé dans le système Veggie à bord de l’ISS. Sur Terre, l’horticulture se tourne aussi vers les LEDs, au lieu des lampes au sodium à haute pression. Mais impossible d’affirmer que chaque pépiniériste a attendu les résultats de la Nasa pour s’intéresser à des ampoules moins gourmandes en électricité !
► La Nasa, un gros poste de dépenses
- 21,5 milliards de dollars (19 milliards d’euros). C’est le montant total du budget de la Nasa pour 2019, entériné le 15 février par le Congrès. C’est plus que demandé et un record depuis 2010, mais loin des 30 milliards de dollars que le gouvernement allouait à l’agence dans les années 1960.
- 5,7 milliards d’euros. C’est, à titre de comparaison, le budget 2019 de l’ESA, l’agence spatiale européenne.
Des brevets pour les paquets de chips
Bien que leader dans le domaine spatial – grâce à un budget conséquent –, la Nasa n’a pas le monopole de l’innovation. Les Européens et les Français ne sont pas en reste. Leurs programmes de transfert de technologies ont contribué à une vingtaine de créations d’entreprises ces dix dernières années.
La plupart du temps, le Cnes et son éventuel partenaire industriel co-déposent le brevet. Le partenaire le réutilise à sa guise. « Dans certains cas, il y a convergence de besoins pour deux types d’applications, se félicite Michel Faup. C’est le cas par exemple d’une solution co-inventée par le Cnes et un partenaire pour suivre la croissance des cristaux en microgravité, susceptible d’être utilisé pour détecter d’éventuels défauts dans les textiles. » Des licences d’exploitation sont aussi accordées aux entreprises qui le souhaitent. « Tout est négocié au cas par cas », indique l’institution française. Elle organise avec l’agence spatiale européenne le concours ActInSpace, où les entrepreneurs piochent dans leurs solutions et imaginent de nouveaux objets. L’un des brevets les plus « rentables » pour les Européens ? Une peinture thermique résistante aux fortes chaleurs. Le plus insoupçonné ? Une soufflerie pour prévoir la rentrée atmosphérique des véhicules spatiaux qui sert désormais à déposer les chips à l’intérieur des paquets sans les réduire en miette !
L’idée est d’adapter les innovations de pointe pour une logique de marché. « L’industrie spatiale développe des produits excessivement fiables mais très coûteux, tandis que le quotidien sur Terre nécessite des technologies légèrement moins poussées et donc moins chères », résume Jean-Marc Charbonnier, membre de l’équipe « Valorisation et Technologies » du Cnes. La céramique transparente des bagues d’appareils dentaires n’a certes pas besoin d’être aussi performante que celle inventée au départ pour la détection de missiles par les radômes américains…
Blanc aseptisé et tapis rouge
Toutes les applications des technologies spatiales ne sont pas grand public, loin de là. Pour s’entraîner à l’absence de gravité et aux sorties spatiales, la Nasa a l’idée de faire plonger tout équipés Buzz Aldrin et Gene Cernan dans une piscine. Aujourd’hui encore, les astronautes s’entraînent en faisant trempette dans des bassins qui accueillent également les militaires, les pompiers, ou les opérateurs de plateforme pétrolière. Bref, tous ceux qui ont besoin d’apprendre à évoluer sous l’eau avec un équipement lourd.
« Les applications dérivées peuvent être aussi surprenantes que bénéfiques »
~ Clare Skelly, Nasa
Autre milieu très spécifique à bénéficier du spatial : les ambulances. En 2014, l’épidémie d’Ebola fait réaliser à un urgentiste américain que les véhicules ne sont pas toujours exhaustivement récurés entre deux interventions. Les procédures de décontamination prennent des heures, et les urgences n’attendent pas. Les ingénieurs de la Nasa, de leur côté, ont constaté des phénomènes chimiques dangereux pour les panneaux solaires de la station spatiale internationale. Deux ans de pipettes et de recherches plus tard, AMBUstat est commercialisé pour désinfecter les ambulances en quarante minutes seulement, par fumigation.
Une fois dans une ambulance propre, les malades vont encore bénéficier des technologies spatiales. Une pompe cardiaque ? Un principe issu de la circulation du carburant dans les moteurs de fusée. Un IRM ? Facilité par le diborure de magnésium, un superconducteur testé pour les vols du futur. Une pompe à insuline ? Un système qui remonte à la sonde Vinking en 1975. « Les applications dérivées peuvent être aussi surprenantes que bénéfiques, commente la Nasa. Aujourd’hui, des milliers de gens vivent avec un pacemaker qui utilise notre technologie. »
Et loin du blanc aseptisé qui réunit spatial et médical, les transferts de technologies arrivent jusque sur le tapis rouge. Depuis 2016, les Oscars sont plaquées or avec une technique développée il y a plus de trente ans pour les premiers satellites. Epner Technology, à l’origine de l’innovation, vante que son plaquage ne bouge pas d’un pouce. Une aubaine pour les statuettes du cinéma. Mais aussi pour le miroir du futur télescope James Webb.
POUR ALLER PLUS LOIN
- Comment boire un verre dans l’espace ? - La convivialité sans gravité
- Le livre « 100 inventions tombées du ciel », de Jean-François Pellerin, préfacé par Jean-Loup Chrétien, Ed. A2CMedias
- Le magazine Questions internationales n° 67, « L’espace, un enjeu terrestre »
- Home&City, le site de la Nasa dédié aux innovations du quotidien (en anglais) issues des technologies de l’agence américaine