Ce que la crise des gilets jaunes dit de nous

Après trois mois de crise,
les pistes pour en sortir
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La réforme dans les têtes

Bernard Gorce

Le grand débat national est bien engagé. Si l’on ne sait pas encore exactement sur quoi débouchera cette énorme consultation, nul doute que la moisson de propositions formulées par les Français sera abondante sur les quatre thèmes proposés : la transition énergétique, la fiscalité, la démocratie et l’organisation de l’État. Réponse en avril, avec la réalisation des premières synthèses.

Nous avons choisi d’explorer trois autres pistes. Il ne s’agit pas de dossiers techniques touchant aux réformes économiques ou institutionnelles nécessaires pour redresser le pays. Mais nous nous sommes intéressés à ces traits de caractère, ces comportements sociaux réputés si typiquement français.

En voici trois sur lesquels il serait possible d’agir :
Un, valoriser la réussite . Ce qui pourrait signifier un décentrement du modèle scolaire pour promouvoir l’épanouissement de tous les talents.
Deux, l’acceptation du changement. En un temps où tout s’accélère, il ne s’agit pas de se plier aveuglément à tout ce qui est présenté comme un progrès. Mais de sortir des postures de principe ou idéologiques pour savoir observer, échanger, expérimenter.
Trois, la culture du compromis. Les violences de ces dernières semaines ne sont pas sans rapport avec le mythe révolutionnaire qui a marqué notre histoire et une culture du dialogue sociale basée sur l’affrontement.
Depuis des années, les études internationales renvoient la même photographie d’un peuple rongé par le doute et le pessimisme sur son avenir collectif. Le grand débat national aura-t-il à cet égard un effet salutaire ?

Valoriser la réussite

Gauthier Vaillant
Les enfants de l'école primaire Robespierre à La Courneuve (Seine-Saint-Denis).
Crédit : Thierry Ardouin/Tendance floue

Dès l'école, la bienveillance est essentielle

Comparaisons internationales et rapports sont unanimes : l’école française souligne les échecs davantage qu’elle ne valorise les succès des élèves. Une culture qui favorise le décrochage en même temps qu’elle fait la part belle aux disciplines intellectuelles. Au fond, c’est notre conception de la « réussite » qui mérite d’être interrogée.

En France, réussite sociale et réussite scolaire sont inextricablement liées. Et à l’inverse, l’échec scolaire semble toujours promettre à celui qui en souffre, échec professionnel et exclusion sociale. Dans une société qui survalorise le diplôme et les parcours intellectuels, le résultat est bien connu des observateurs du monde scolaire : les élèves français sont les champions de l’anxiété, parmi les pays de l’OCDE. «Dans les études PISA, les élèves français sont aussi ceux qui ont le plus peur de donner une mauvaise réponse, y compris quand l’erreur n’est pas sanctionnée », confirme Éric Charbonnier, analyste à l’OCDE. Une statistique qui en dit long sur la peur de l’échec qu’instille, dans beaucoup de jeunes esprits, un système scolaire centré sur les savoirs fondamentaux, les notes et la sanction des erreurs, plus que la valorisation des succès.

Les explications de cette situation sont multiples, mais les experts placent bien souvent la question des notes au cœur du débat. « Les comparaisons internationales sur le sujet sont édifiantes  », indique Pierre Merle, sociologue de l’éducation, spécialiste des politiques d’évaluation [1]. Il prend l’exemple de la Finlande, où les élèves sont notés sur 10, et où la plus basse note possible est 4. « Dans une notation sur 20, si vous avez un 2 à la première évaluation, vous savez que vous n’aurez jamais un 18 pour compenser et avoir la moyenne. L’effet décourageant est immédiat », poursuit-il. Un système qui provoque des phénomènes psychologiques de « résignation acquise » : l’élève ne croit plus à la possibilité de s’améliorer, et décroche.

Projection-débat autour du film Gran Torino à des élèves de quartiers sensibles, organisée par l'association Cinéma pour tous
Projection-débat autour du film Gran Torino à des élèves de quartiers sensibles, organisée par l'association "Cinéma pour tous" fondée par la journaliste Isabelle Giordano au Cinema Mac Mahon à Paris.
Crédit : Gilles Coulon/Tendance Floue

D’autres soulignent aussi l’importance de développer, chez les professeurs, une culture de la bienveillance. « Pendant longtemps, on a cru que c’était en disant aux élèves qu’ils faisaient mal qu’on allait les faire progresser, rappelle Sophie de Saint Roman, ancienne institutrice et aujourd’hui coach en orientation professionnelle à Bordeaux. Aujourd’hui, grâce notamment aux apports de la communication non-violente et des neurosciences affectives, on sait que la bienveillance est essentielle. La confiance en soi se construit avec le regard de l’autre. S’entendre dire’je crois en toi’par un enseignant, c’est fondamental. Dès la première minute de l’école maternelle. »

Mais beaucoup estiment que cette dimension est encore trop absente de la formation des professeurs. « Les enseignants français sont encore très formés sur l’académique, et très peu sur la pédagogie, souligne Éric Charbonnier. La notion d’équipe pédagogique, par exemple, est très peu développée : au sein de son établissement, un professeur en difficulté est souvent très seul. »

Sur le terrain, on n’est pas toujours d’accord avec ces propos d’experts. «  On est devenus très bienveillants avec les élèves, notamment dans les conseils de classe et les appréciations sur les bulletins, témoigne ainsi un professeur de français d’un collège public de la région parisienne. Quand un élève qui a l’habitude de sécher les cours se montre un peu plus présent, on dit ’c’est bien, il est venu, il participe’… Nous sommes quand même loin de l’époque du bonnet d’âne ! », s’agace-t-il.

Surtout, comme nombre de ses confrères, il estime que les moyens ne sont pas au rendez-vous, pour développer des pédagogies alternatives, qui supposent un suivi plus personnalisé de chaque élève. « Avec des classes de 30 élèves, c’est impossible, sauf à renoncer à toute vie en dehors du travail… » De fait, la baisse du nombre d’enseignants, tout comme la chute de l’attractivité sociale et économique de la profession sont aussi des paramètres à intégrer dans l’équation.

La lente adaptation du système scolaire

De l’avis général, toutefois, certaines choses bougent. « À l’école maternelle, les notes sont devenues marginales  », reconnaît le sociologue Pierre Merle. Au collège, l’expérimentation des classes sans notes suit son cours. «Mais l’Éducation nationale est un système lourd avec une très grande inertie, le changement est très long  », ajoute-t-il.

Et pour l’heure, «ce sont toujours les notes qui vont déterminer le futur de l’élève  », déplore Éric Charbonnier. La faute notamment à une «  hiérarchie des filières  » particulièrement prégnante dans notre pays : en dehors des séries générales, point de salut. Des parcours qui donnent toute la place à des savoirs fondamentaux et à des matières intellectuelles, quand d’autres pays, comme l’Allemagne, vont donner une part beaucoup plus importante à d’autres activités permettant à chacun d’explorer ses talents. « La conséquence, en France, c’est que les résultats dans les matières vont définir l’orientation professionnelle, bien davantage que les goûts et les intérêts  », regrette Éric Charbonnier.

Comment se faire confiance lorsque l’on sort d’une filière technique considérée comme une voie de garage pour les jeunes en échec scolaire ?

Estime de soi, projets, esprit d’entreprise… Les incidences négatives peuvent être importantes, et de long terme et semblent marquer un esprit français prompt à l’auto-dépréciation et au dénigrement de soi et des autres. Comment se faire confiance, en effet, après une scolarité au cours de laquelle insuffisances et échecs ont été trop souvent soulignés, ou lorsque l’on sort d’une filière technique considérée comme une voie de garage pour les jeunes en échec scolaire ? Directeur d’un lycée privé agricole du Var, Christian Brayer estime que seulement «un gros quart  » de ses 500 élèves arrive «avec une réelle motivation, comme l’envie de travailler au contact de la nature  ». Pour les autres, c’est un sentiment de « dernière chance  » qui prédomine. Et pourtant… «  J’ai vu des parents s’excuser devant leur enfant de l’avoir poussé à continuer en filière générale, alors qu’il venait de se révéler dans mon établissement  », assure-t-il.

Et même chez ceux qui, sur le papier, ont « réussi », les désillusions semblent de plus en plus nombreuses dans le monde professionnel. En témoigne la multiplication des coachs, qui proposent d’accompagner des jeunes dans la définition de leur projet professionnel, mais aussi beaucoup de jeunes actifs qui, après quelques années, sentent un besoin urgent de changer de carrière. Des exemples de réorientations étonnantes, Sophie de Saint Roman en a plein son cabinet : un polytechnicien devenu menuisier, un diplômé de grande école de commerce reconverti dans la boucherie…

Des parcours qui ont permis à certains de retrouver épanouissement et plaisir au travail, quitte à prendre le contre-pied de ce que beaucoup jugeraient être une carrière « réussie ». « Ce qui revient le plus souvent chez les personnes que j’accompagne, c’est la question du sens  », confirme Sylvie Arnoux, coach à Rennes. «  L’objectif, c’est que la personne puisse s’épanouir au-delà de ce qu’on a envisagé pour elle. » Au-delà, donc, de la pression scolaire, mais aussi, parfois, parentale. N’est-ce pas, en définitive, notre conception de la réussite, trop étroite et réduite à sa dimension financière, qu’il faudrait faire évoluer ? « La réussite, c’est la capacité d’obtenir par moi-même un résultat qui me rende fier », résume Sophie de Saint Roman. Bien davantage, donc, que d’être bon en maths !

(1) Les pratiques d’évaluation scolaire, PUF, 2018, 352 p., 25 €

Des idées pour mieux réussir

  • À l’école, passer d’une culture qui sanctionne l’échec à une culture de la bienveillance, qui valorise les succès et donne confiance en eux aux élèves.
  • Réfléchir à la fin des notes
  • Renforcer la formation des professeurs à la pédagogie, et la notion d’équipe pédagogique pour que les professeurs en difficulté ne soient pas seuls.
  • En finir avec la hiérarchisation des filières, qui réserve les séries autres que générales aux élèves en situation d’échec scolaire.
  • Ne pas penser la réussite uniquement en termes de pouvoir d’achat ou de statut social, mais valoriser aussi l’épanouissement et le sens donné au travail.

Promouvoir la culture du compromis

Antoine d’Abbundo
Conseil des sages à la Maison de la Citoyenneté en présence du maire Gilles Pou à La Courneuve (Seine-Saint-Denis).
Crédit : Thierry Ardouin/Tendance Floue

Entre la tradition du conflit et le poids de l'histoire

Par héritage historique et culturel, le « tempérament » national semble plutôt se complaire dans la contestation et le conflit. Mais le pari du « grand débat » pourrait aussi être l’occasion de redécouvrir les vertus du dialogue et du compromis.

Si les Français sont parfois qualifiés de « Gaulois réfractaires », comme le leur a récemment reproché le président Macron, c’est peut-être tout simplement qu’ils ont été romanisés superficiellement. Une meilleure connaissance des subtilités du latin leur permettrait de distinguer plus clairement entre l’art du compromis, fruit d’une négociation où chaque partie prenante fait des concessions pour aboutir à une solution acceptable pour tous, et la vulgaire compromission, qui consiste à mettre de côté ses principes et s’accommoder avec sa conscience.

La culture de l'affrontement

«Cette confusion des notions s’ancre dans une histoire ancienne où la mémoire collective puise ses références pour dessiner une “exception française” rétive au dialogue et à la concertation », suggère Aurélien Colson, professeur de science politique à l’Essec et directeur de l’Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation [1].

Cette «mystique de la rupture » s’inscrirait d’abord, selon lui, dans le legs de la Révolution de 1789 et une culture de l’affrontement qui perdure jusqu’aujourd’hui, comme en témoigne l’irruption du mouvement des gilets jaunes, lointains héritiers des « sans-culottes ». À cela s’ajoute une conception jacobine de l’État qui, pour mieux résister aux forces centrifuges menaçant l’unité de la nation, s’est toujours méfiée des corps constitués, pourtant acteurs naturels du compromis. «Enfin, il y a cette passion nationale de l’égalité de tous devant la loi, expression de la souveraineté nationale avec laquelle on ne saurait négocier sans se renier », poursuit Aurélien Colson.

« Un des traits majeurs de notre société est qu’il faut d’abord être fidèles à des valeurs et des principes dont on fait des absolus »
~ Philippe d’Iribarne

Cet héritage culturel explique sans doute pourquoi le fameux « tempérament français » ne s’exprime jamais mieux que dans l’affrontement. « Un des traits majeurs de notre société est qu’il faut d’abord être fidèles à des valeurs et des principes dont on fait des absolus », insiste le sociologue Philippe d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS [2].

On comprend dès lors que tout compromis élaboré entre des forces antagonistes sur la base de la défense de leurs intérêts est souvent perçu, au mieux comme une faiblesse, au pire, comme une trahison de l’idéal. Cette tradition conflictuelle s’illustre particulièrement dans le domaine social où, là encore, le poids de l’histoire se fait plus que jamais sentir. Cette fois, en revanche, ce n’est pas la Révolution française qu’il faut convoquer, mais la lutte des classes.

« En Europe du Nord, le syndicalisme reprend la tradition sociale-démocrate qui reconnaît le marché comme quelque chose de légitime mais pas forcément de juste. D’où la nécessité d’une régulation », souligne Guy Groux, du Cevipof, centre de recherches politiques de Science-Po [3].

Contestataires contre réformistes

En France, au contraire, le syndicalisme s’est développé en référence au socialisme, dans un contexte de forte hostilité patronale à toute forme d’organisation ouvrière et face à un État soucieux d’imposer sa marque dans le champ social. « Porté par la CGT, longtemps majoritaire, ce syndicalisme de lutte des classes et de masse a surtout privilégié la contestation et le conflit », poursuit Guy Groux.

Son reflux, au tournant des années 1990, au profit de la CFDT réformiste, marque-t-il pour autant un changement majeur du paysage social ? « Même si les quelque 35 000 accords signés par an ne sont pas tous des accords innovants, la France commence à disposer d’un vrai socle de négociation collective qui donne aux salariés un poids grandissant dans la vie de l’entreprise et oblige les syndicats à plus de pragmatisme », veut croire Jean-Dominique Simonpoli, fondateur et directeur général de l’association Dialogues. Mais ce mouvement est encore fragile. D’abord parce que le monde syndical français reste faible et très fragmenté, ce qui favorise les rigidités et pousse à la surenchère. « Surtout parce que le cadre de la négociation est contraint par la crise et la menace du chômage. Ce qui peut pousser les salariés à une forme de résignation », nuance Guy Groux.

D’où les critiques récurrentes à l’égard de ces accords d’entreprises où les travailleurs consentent à des sacrifices pour sauver leur emploi, présentés par certains comme une nouvelle forme de chantage et de domination sociale. Chassez le naturel, il revient au galop.

Il y a pourtant des situations historiques où la recherche du compromis devient une question de vie ou de mort. C’est le cas de la Nouvelle-Calédonie au milieu des années 1980 lorsque s’opposent, dans un face-à-face violent, les indépendantistes kanaks et leurs adversaires attachés au maintien du territoire dans le giron français. « Une confrontation qui culmine avec l’affaire de la grotte d’Ouvéa, en mai 1988, qui se solde par 25 morts en quelques jours chez les indépendantistes et dans les rangs des forces de l’ordre », rappelle Luc Steinmetz, historien installé à Nouméa.

Pour éloigner le spectre de la guerre civile, le gouvernement de Michel Rocard lance alors une « Mission du dialogue » qui débouche en un temps record sur les accords de Matignon signés en juin 1988, prolongés et approfondis par l’accord de Nouméa de 1998 qui reporte la tenue d’un référendum d’autodétermination à l’automne 2018.

À l’époque conseiller du premier ministre Lionel Jospin, Alain Christnacht a été l’une des chevilles ouvrières de ce texte élaboré avec patience pendant des mois. Une expérience hors norme qui lui a appris qu’il n’y avait pas de recette miracle pour bien négocier.

« Il faut d’abord écouter et comprendre les espoirs des uns qui sont souvent les craintes des autres. Il faut aussi savoir se faire interprète pour traduire les positions de chaque camp en des mots acceptables par tous, raconte-t-il. Et, enfin, accepter qu’on ne règle pas tous les problèmes, car il y a des questions insolubles à un moment donné. » De fait, le référendum tenu en novembre dernier a montré que chaque camp restait sur ses positions et que le rapport de force entre indépendantistes (43 %) et non-indépendantistes (57 %) n’avait guère bougé avec le temps. « Mais les compromis trouvés par les accords de Matignon et de Nouméa ont tout de même apporté trente ans de paix qui ont permis aux adversaires de s’habituer à vivre ensemble, ce qui n’est pas rien », souligne Luc Steinmetz.

Et si la recherche du compromis était d’abord cet antidote à la violence inhérente à toute société ? C’est le défi posé par l’irruption sur la scène française du mouvement des gilets jaunes. « Un mouvement qui n’exprime pas seulement des intérêts et des revendications, mais aussi des passions, des frustrations, une colère de la part de gens qui vivaient jusque-là dans une forme d’invisibilité et d’indifférence », souligne Philippe d’Iribarne.

Manifestation des gilets jaunes à Paris le décembre 2018
Manifestation des gilets jaunes à Paris le décembre 2018.
Crédit : Meyer/Tendance Floue

Le « grand débat » voulu par le gouvernement parviendra-t-il à faire baisser la pression ? Aurélien Colson affiche un optimisme modéré. « Si la culture politique dominante reste celle du chef qui décide au risque de provoquer la contestation, on peut encore faire, en France, le pari du dialogue, de la confrontation des arguments et de l’effort de conviction », plaide-t-il. Un art que Pierre Mendès France, grande figure de la social-démocratie française, avait résumé d’une formule : « Il n’est pas vrai que les Français soient plus difficiles à gouverner que d’autres, écrivait-il dans La République moderne publié en 1962. À condition qu’ils soient loyalement informés, qu’on les associe à l’action et que leur volonté ne soit pas continuellement ignorée ou bafouée par ceux qui les gouvernent. »

(1) Coauteur avec Alain Lempereur de « Méthode de négociation », Dunod (2018).
(2) Auteur de « L’étrangeté française », Seuil (2006). Dernier ouvrage paru : « Chrétien et moderne », Gallimard (2016)
(3) Coauteur avec Jean-Dominique Simonpoli et Michel Noblecourt de « Le dialogue social en France. Entre blocages et big bang », Odile Jacob (2018).
Des idées pour négocier
  • Rompre avec une conception verticale du pouvoir qui pense pouvoir, par la légitimité que lui confère l’élection, se passer du dialogue avec les partenaires sociaux. Un « bon chef » n’est pas seulement celui qui décide, mais celui qui consulte et qui prend soin.
  • Renforcer le rôle des corps intermédiaires – élus locaux, syndicats, responsables religieux, associations… – qui sont les acteurs naturels du dialogue, au plus près des préoccupations des citoyens.
  • Les sociétés du compromis sont des sociétés égalitaires, au moins symboliquement. Il n’y a pas d’un côté les élites, qui savent, et les gens ordinaires, dans l’ignorance.
  • Pour dialoguer, il ne suffit pas de parler la même langue, mais d’essayer de comprendre le langage de l’autre. Les mots peuvent avoir des sens différents selon les interlocuteurs. Et certains peuvent blesser.
  • Apprendre à respecter l’autre et reconnaître ses intérêts légitimes.
  • La recherche d’un compromis passe par des sacrifices consentis de part et d’autre. Et l’assurance que la règle du jeu sera bien respectée dans la durée.
  • Accepter que, en certaines occasions, on ne puisse pas tout régler d’un coup. Les accommodements partiels et provisoires sont aussi ce qui rend la vie vivable.

Accepter le changement

Flore Thomasset
Réunion de travail au service de coopération et d’action culturelle de l’ambassade de France à New Delhi, en Inde.
Crédit : Olivier Culmann/Tendance floue

Des blocages à tous les échelons

La France est régulièrement accusée d’être irréformable, mais les résistances ne sont pas toujours où l’on croit. Face à un système de reproduction sociale et à la verticalité du pouvoir, le changement se fait aussi par le bas, sur le terrain.

« Les Françaises et les Français détestent les réformes. Dès qu’on peut éviter les réformes, on ne les fait pas. C’est un peuple qui déteste cela. » En août 2017, devant la communauté française en Roumanie, Emmanuel Macron ne mâche pas ses mots pour dénoncer la résistance supposée des Français au changement.

Une critique qui revient fréquemment, tant nous serions enclins à nous opposer, de grèves en manifestations, à la moindre évolution : en avril 2013, un article d’un journal allemand, repris par Le Courrier international [1], fustigeait «  un pays bloqué, rongé, miné  » par sa réaction à la fois « passive et agressive  » face aux grands changements du monde.

De fait, les études montrent régulièrement que les Français sont globalement satisfaits et optimistes sur leur vie personnelle, mais qu’ils sont pessimistes voire inquiets quant à l’avenir du «modèle français » (pouvoir d’achat, chômage, retraite). Dans un climat de crise économique durable et de profondes mutations – numérique, écologique –, le changement fait peur.

Résistance ou défiance ?

Les réformes, pourtant, se font. Même les plus sensibles, comme celles des retraites – en 2003, 2007, 2010, 2014 – ou du Code du travail – lois El Khomri 2016, ordonnances travail 2017 -. Du changement, d’ailleurs, les gilets jaunes en réclament : pour une réduction des inégalités, une meilleure répartition des efforts, une démocratie plus participative.

« La résistance au changement des Français fait partie des poncifs, estime Yves Clot, professeur émérite de psychologie du travail au Cnam. Elle est par ailleurs vue négativement, alors qu’elle peut être positive : les Français ne sont pas un peuple soumis aux évidences de la doxa et le mouvement des gilets jaunes relève de la résistance à une certaine conception de l’économie et du travail qui est sujette à caution pour l’homme comme pour la planète.  »

Cette résistance devient cependant néfaste quand elle devient défiance, opposition de principe, ou quand elle empêche de poser les problèmes et d’entrer dans le concret des solutions : «Dans l’entreprise par exemple, on a un problème de défiance chronique entre employeurs et salariés, les uns refusent de bouger, pas peur de perdre le pouvoir, les autres, d’être considérés comme des traîtres , remarque Yves Clot. Résultat, l’entreprise est exclue du débat actuel, alors que c’est en son sein que se posent les questions de la rémunération du travail, du pouvoir d’achat, de ce qu’on produit, de comment on le produit. Tout le monde se tourne alors vers l’État, à qui l’on demande de compenser ce que l’on se refuse à traiter. »

« La question n’est pas tant celle de la résistance au changement dans l’absolu, mais de savoir pour quoi on change et pour aller où ? », interroge aussi Marie Duru-Bellat, sociologue de l’éducation. Le ministère concerné est connu pour être parmi les plus irréformables. « Le problème, c’est que chaque ministre veut faire « sa » réforme, on attend « ses » mesures, qui détricotent souvent ce qui vient d’être fait , reprend-elle. À force, ça disqualifie tout essai. » En exemple, elle cite la révision des programmes scolaires, souvent décidée en fonction du bord politique du ministre. « Nous sommes un pays d’idéologues, pas très expérimentalistes », ajoute-t-elle, citant aussi les querelles sans fin sur les méthodes d’apprentissage de la lecture…

«En réalité, tous ceux qui profitent du système n’ont aucune envie de changer.»
~ Marie Duru-Bellat, sociologue de l'éducation

Ainsi, les réticences au changement peuvent venir des citoyens, mais d’autres blocages existent, à tous les échelons : celui de la haute administration, qu’a parfois pointé Emmanuel Macron, des syndicats de salariés comme des chefs d’entreprise, des lobbys…

«  En France, il y a une sorte de faux consensus sur le changement , poursuit Marie Duru-Bellat. En réalité, tous ceux qui profitent du système n’ont aucune envie de changer. On sait notamment que le principal facteur de reproduction sociale est l’école. Or les enseignants et les cadres supérieurs, dont les enfants bénéficient du système actuel, n’ont aucun intérêt à une réforme plus égalitaire. »

En juin dernier, une étude de l’organisation de coopération et de développement économique (OCDE) confirmait qu’« en France, le statut socio-économique se transmet largement d’une génération à l’autre  » : «Plus de deux tiers (68 %) des enfants dont les parents sont diplômés du supérieur obtiennent un diplôme de l’enseignement supérieur en France  », alors qu’à l’inverse, seulement 17 % des enfants dont les parents ont un faible niveau d’étude le font. «Les gilets jaunes ne portent pas directement de revendications sur l’école, mais implicitement, elles transparaissent dans la critique des inégalités et dans celles des élites  », relève Marie Duru-Bellat, dénonçant «l’effet boomerang d’une méritocratie abstraite  ».

Des changements « en accéléré » possibles

Outre la réduction des inégalités, les gilets jaunes portent parmi leurs principales revendications celle d’un changement du système politique, jugé trop vertical et déconnecté des réalités du terrain. Les élus, de l’exécutif comme du pouvoir législatif, sont, de fait, issus de formation particulièrement élitistes (grandes écoles de commerce, Sciences-Po, ENA).

«Il est très compliqué de changer le système politique car ceux qui sont parvenus à la tête du pays par certaines règles ne veulent pas en changer  », commence Loïc Blondiaux, professeur de science politique à Paris I et spécialiste de la participation. Le retour en arrière envisagé sur le non-cumul des mandats lui semble « significatif  » de ces résistances venues d’en haut.

La marche pour le climat à Paris le 8 décembre 2018, alors qu’en même temps se déroulait une manifestation de gilets jaunes.
La marche pour le climat à Paris le 8 décembre 2018, alors qu’en même temps se déroulait une manifestation de gilets jaunes.
Crédit : Meyer/Tendance floue

Il note cependant que la démocratie peut changer «de manière accélérée  », comme l’a montré la loi sur la parité en politique. « On ne sait pas encore ce qu’il y aura dans la réforme constitutionnelle mais on voit déjà qu’il a suffi d’une crise pour que des sujets importants comme la reconnaissance du vote blanc ou le référendum citoyen soient réellement envisagés», se félicite-t-il.

Ainsi, le grand débat est-il une occasion rare de brasser, ensemble, les pistes d’un changement dans lequel chacun serait prêt à s’embarquer.

En économie, Yves Clot espère que l’État invitera bientôt les entreprises à s’emparer du débat.« Il faut permettre au salarié de participer aux décisions qui concernent son travail, pour lui éviter le sentiment d’être un pion , insiste-t-il. Pour cela, il faut entrer dans une coopération conflictuelle, c’est-à-dire dans la possibilité d’instruire les dossiers sur la table en acceptant de s’opposer tranquillement, de ne pas avoir le même point de vue mais d’avancer quand même. »

Pour plus de souplesse dans l’éducation et les trajectoires professionnelles, Marie Duru-Bellat cite, elle, la possibilité de se former tout au long de la vie et le droit à une seconde chance. Le système français est en effet connu pour ne pas favoriser les changements d’orientation ni les reconversions : «On pourrait imaginer donner à chaque jeune un crédit de retour en formation , avance-t-elle. Nous sommes un des pays où il y a le moins de retours en formation : on est étudiant une fois, à temps plein, puis on ne l’est plus jamais. Ce n’est pas adapté du tout au marché du travail et à l’évolution actuelle des métiers. »

Quant au système politique, il pourrait être profondément modifié, à l’issue du grand débat et à l’occasion de la réforme constitutionnelle. Loïc Blondiaux rappelle que, pour les citoyens souhaitant changer, trois attitudes sont possibles : la «stratégie révolutionnaire  », qui vise à la prise du pouvoir par les rues ou les urnes, la « stratégie symbiotique  », qui vise le changement de l’intérieur, et la stratégie «interstitielle  », qui consiste à s’emparer des lieux « délaissés par le pouvoir  » (ZAD, expériences communautaires, à l’échelle d’un village…) pour concrétiser un changement dont on espère qu’il s’étendra.

« C’est la stratégie qui suscite le plus d’enthousiasme actuellement, même s’il y a un double problème d’échelle et de temps  », décrit-il : ces expériences locales peuvent-elles entraîner l’ensemble du pays dans le changement et ce, dans un temps relativement court ?

(1) Dans « Die Zeit », hebdomadaire allemand d’information, qualifié de « publication allemande de référence » par le Courrier International.

Des idées pour changer

  • Accepter de sortir de la défiance envers l’autre (collègue, patron, élu, intellectuel…) pour débattre des sujets de façon concrète, en assumant ses désaccords.
  • Éviter de multiplier les petits changements et privilégier des réformes stratégiques de long terme, en leur donnant le temps de mûrir puis en accompagnant leur mise en œuvre et les changements qu’elles induisent pour chacun.
  • Saisir les opportunités de changement qui émergent dans la société à l’occasion de crises ponctuelles (économiques, sociales, sociétales…).
  • Accepter de regarder ses propres réticences au changement, leurs racines, et se mettre à la place de l’autre, qui est amené à changer.
  • S’autoriser les changements de voies et les bifurcations de parcours, à tous les âges, sans les percevoir comme des échecs.
  • Cesser de penser le changement d’en haut et s’appuyer sur des initiatives et des envies locales et inspirantes.